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RUPESTRE

Maxime Coton

 

I

 

On a déboulé dans la mêlée. Comme le motif d’une peinture rupestre. On ne voyait pas la peinture. On ne voyait pas le monde, sauf peut-être comme un sauf-conduit hors de ce que l’on pensait être notre condition. Je ne peux pas dire qu’on y mettait beaucoup d’ardeur : elle était plutôt confinée dans les berceaux, les classes, les arrières d’église.

On a déboulé dans la mêlée. Et autant de coups, de cris sont tombés sur nous que l’on pouvait s’y attendre. Au début, cela ne nous a pas découragés. On ne voyait pas l’histoire, enfin si, mais comme une lubie, dont on ne faisait pas partie et qu’il serait facile plus tard de décoller de nos ventres. La danse nous était étrangère. Nous n’avions de corps que pour jouir. Et n’étant qu’une idée, pensée par les siècles, nous jouissions d’autant plus librement que les coups, les cris aussi paraissaient abstraits. L’image que nous avions de nous-mêmes, puis plus tard, celle, vaste, dans laquelle nous nous savions tramés n’avait pas de mémoire. Seul un présent constamment vierge existait. Pourtant, quelque part — dans le seul espace que le temps acceptait — se confinèrent les empreintes d’une image détruite, je ne sais comment cela s’est passé. Quand avons-nous basculé ? Qui nous a donné les yeux ? Comment la chair de poule ? Et quand notre trajectoire rima avec sillon ? Je sais cependant que c’est de là que je vous écris aujourd’hui, où, transformé en archive, je tente de donner plusieurs noms à ce « là », ce chœur. « Je vous parle depuis la blessure » ou alors « Je vous parle, l’âme percluse par les petites aiguilles du temps » ou encore « Les coups suintent, ma bouche leur donne un langage ». Mais ni drame ni grandiloquence ne mèneraient à rien, ils seraient une autre manière de nier la peinture dans laquelle nos parents nous ont oubliés, et au cœur de laquelle, un peu plus tard, nous nous sommes délibérément plongés, choisissant nos rôles, pour éprouver le métier de vivre.

 

II

J’observe l’humidité sur les roches. On ne sait d’où elle suinte. Je dis « on » pour parler de toutes les lumières qui observent le jadis s’évaporer gracile.

Lorsque les mains divaguent sur la pierre, pourtant, on sent les humeurs, l’indéniable remous des sédiments et, sérieux, on se demande : « aurons-nous été différents ? »

Le savoir ne nous est d’aucune utilité, aussi compactes soient les lignes de désir, aussi fermes soient les siècles, il n’y a pas de répétitions qui vaille, notre vie se veut éclats. 

On martèle les sueurs, le foutre, les larmes sans cesse, émerveillés des motifs que la nuit sitôt oblitère. Sans notre consentement, sans science, nos désirs recouvrent les sources et puis meurent.

Tout autour, les marmots jouent et détruisent, découvrant les accrocs ainsi que les multitudes. Échappés des ombres, ils ne peuvent être nôtres, quoiqu’ils crient nos noms avec malice.

Les étincelles éclairent nos viscères, les enfants ne s’en dégagent pas, ils y pénètrent. Avec le temps, on les oublie, on oublie que nous fûmes. Illusion, noirceur des caves. 

J’observe l’humidité sur les roches. De quoi est-elle le palimpseste ? Et à quelle échelle, chair si inhumaine, peut-on comprendre son langage ? Ni saison ni dynastie ne suffisent. 

III

 

Des voix mettent sur la table du banquet les entrailles de tout un monde refusant de déchoir.

Des voix sourdent des pores, nous envolent puis disparaissent.

Des voix percent la nuit, percent le marbre, les pilastres, la grandeur. Quand on peut les entendre.

Dans les recoins, des voix fouillent, ne s’en laissent pas compter, grimpent comme elles veulent, ne connaissent pas Babel, foisonnent ; va-et-vient incessant qui relie, comble les à-côtés, colmate les errances.

Des voix frappent uppercuts sans en avoir l’air drapées de terrible douceur.

Des voix s’assemblent, font collège, colloque des vents rasant les murs des époques, sourds aux ragots rageants contre le libre, simple, nous frôlant, nous frôlant beaux. Quand on peut les entendre.

Des voix nous déchaussent, nous laissent béats, dents de poussière qui grignotent les roches, à elles nous revenons toujours. Protègent-elles pourtant avant de disparaître ? Indiquent-elles les refuges ?

Des voix mystérieusement s’accordent, sur le fil inconnu, imputrescible, elles laissent songeuses. En leur présence, l’harmonie devient possible, c’est-à-dire, avec elles, à nouveau nous pouvons croire à l’arithmétique et au miel.

Des voix ragent, ragent, ragent, elles refusent d’obtempérer. Elles se fichent de ce contre quoi elles s’érigent. Elles n’y répondent pas. Elles inventent une mélodie qu’elles répètent à l’envi, rengaines qui colonisent les imaginaires. Quel bonheur, quand on peut les entendre !

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