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DES VOIX, DES MOTS, DES CHANTS

PIERRE BARTHOLOMÉE

On vient au monde dans un cri. Bouleversant, fragile, rupture originelle, primale déchirure du silence. Douleur, frayeur, délivrance, naissance : entrée dans l’existence. Entrée dans le temps.

Nous avons donc tous en partage cet instrument irremplaçable, outil précoce, organe vital, douceur et violence, machine à musique : une voix. Une voix qui n’appartient qu’à nous, comme nos empreintes digitales.

Rires, sanglots, l’ont longuement façonnée. Les mots aussi, outils de langage, et l’intonation. Sans doute d’abord l’intonation, cette ligne sous-jacente, infra-mélodie, qui, un jour, pour désigner, a eu besoin du mot. On est, là, aux racines du langage articulé, de ce qui va s’organiser en phrases sur l’étrange mouvement des intonations entrecroisées. Samuel Beckett y aurait-il vu une coïncidence des contraires ? Le chant est dans la phrase.

Au XVIIe siècle, un participe, « vocalisé », pouvait signifier « changé en voyelle ». Voyelle, c’est à dire couleur. Couleur, une des métaphores de timbre. Vocalise : transmutation de l’horizontal en mélodie. Vocalisation : inflexion mélodique au cœur du mot.

Voix et musique sont au plus proche. De leur rencontre naît le chant. Voix et musique, mais aussi voix et parole.

La voix est le seul instrument de musique ancré dans le vivant. Le temps de chacune est donc compté. On peut jouer, aujourd’hui, sur un violon du XVIII siècle, mais les voix d’autrefois ne chanteront plus. Ce qui, unique, est blotti au plus profond des voix de notre temps et qui n’appartient qu’à chacune d’elles ne reviendra pas. Le singulier est irremplaçable. Messagères d’une très longue histoire, tournées vers l’invitation à mourir dont parlait Claudel -mourir, comme le son au bout du souffle- ces voix, signes bouleversants, appartiennent à l’éphémère, à un moment, rien qu’un moment, du monde.

Du chant intérieur, intime, spontané, secret, parfois même inconscient (on chantonne), à celui de mélodies savantes comme celles qui nous émerveillent ce soir ou à celui –a priori invraisemblable- de l’opéra, qu’en est-il de la voix ?

Elle porte la musique. Elle en est, murmurante ou provocante, un des plus précieux outils. Pour prononcer, proclamer, confier, avouer ce qui, au cœur des âmes et par les mots, cherche à s’exprimer.

Le chant s’immerge dans le mot qu’il épouse et transforme, il module la phrase, la submerge parfois jusqu’à la fracasser, la subvertir, la torturer pour en révéler des sens insoupçonnés. Il est révélation.

Comment dire, chanter sans mots ? Les mots : des « prétextes ». Issus de langues multiples et aux racines, morphologies et caractères sonores spécifiques : gutturaux, nasillards, rythmiques, ils relient le chant –la musique- à des étymologies originaires, décentrées, proches, peut-être, de cette langue seconde sur laquelle s’interrogeait Beckett.

Dans une œuvre donnée, le mot, la phrase, et leur musique sont indissociables. Forme, affects, rythmes, articulations, ondes mélodiques sous-jacentes sont transmutés par la musique. Elle les englobe, elle les affranchit et, multiplicateur sémantique, les emporte vers d’autres versants du sens.

Du chant primitif au chant polyphonique, comme du bel canto au récitatif et au sprechgesang, les musiciens se sont très diversement souciés de la compréhension des textes littéraires ou poétiques auxquels ils recouraient. Car le sens, pour eux, dit et non-dit, est d’abord dans la musique. Un exemple : Stravinsky, choisissant une langue dite morte, le latin, pour le livret de son OEdipus Rex, et optant ainsi pour une sorte d’abstraction prosodique où les mots, ramenés à une fonction strictement sonore, ne sont que témoins, ombres, traces, la substance dramatique étant en charge de la « seule » musique –figures et rythmes, harmonie, timbres, forme.

Les chemins de rencontre entre langues littéraires et langage musical, coïncidence des contraires ou pas, sont innombrables. Leurs modes d’interaction sonore peuvent être aussi riches qu’inattendus. Il faudrait réécouter Circles pour voix, harpe et deux percussions, de Luciano Berio d’après Cummings, une œuvre de 1960, où, bruits divers et gestuelles à l’appui, la chanteuse tisse des liens tout à fait inédits entre sons vocaux, réminiscences linguistiques et couleurs instrumentales.

Reste la grande et difficile question du chant au théâtre –celle de l’opéra.

Au cœur d’un projet poétique et scénique globalisant aux conventions très spécifiques, la musique y est dramaturgie et le chant exaltation lyrique. Orchestre et chanteurs-acteurs y suscitent une sorte d’embrasement qui précipite les auditeurs-spectateurs dans les labyrinthes du sens. Ce qui se passe, se raconte, se chante là est, par la musique, le centre nerveux, incandescent, du drame ou de la comédie et va bien au-delà de la simple représentation. Mais, en même temps, et sans que cela soit paradoxal, les caractères stylistiques propres à l’œuvre créent une sorte de mise à distance. La très ambiguë convention du chant, parce que assumée comme telle, joue la distanciation alors que, comme on l’a vu, les voix étant battements de vie, on est dans le plus vif du vécu.

Loin de l’inadéquation fondamentale ou de la dissociation (Beckett, toujours), c’est, me semble-t-il, de symbiose qu’il s’agit à l’opéra. Symbiose extravagante, folie sans doute, où, au sein de processus conventionnels parmi les plus improbables, l’explosion vocale renvoie à la déchirure initiale, celle du cri primal, cœur du dire, de la vie et du temps.

 

Pierre Bartholomée (Mons, 25 juin 2015)

Intervention lors de la Journée Mondiale de la Voix

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