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Tout converge vers un homme dépenaillé qui écrit sur une table rustique et minuscule. Parfois, il n’écrit pas ; il écoute, ou il rêve, et parfois aussi, on le trouve couché sur le pavé de sa cellule montoise. Verlaine est en prison. La musique d’Adrien Tsilogiannis ruisselle vers lui. Ce jeune compositeur déploie un petit orchestre assez original (on y entend un accordéon, une partie importante de harpe et des percussions généreuses), mais son écriture serpente et trouve sa source dans la plus grande tradition du contrepoint : un jeu de superpositions et de fluidité qui gagne aussi les timbres, dont Tsilogiannis est un maitre.
En face de cet orchestre rutilant, un chœur, parlé et chanté a d’abord figuré, hors de la scène, les réactions complices ou hostiles à la pénible affaire qui mena Paul Verlaine en prison le 25 octobre 1873. Le public de l’opéra est présent, lui aussi, comme il le fut au procès de Verlaine, où l’on voit bien que se mélangèrent l’accusation d’avoir tiré sur le sieur Rimbaud, et la morale d’un temps, dont nous ne sommes peut-être pas revenus : celui des bonnes mœurs. Paul Verlaine aurait abusé de l’alcool. Il aurait aussi abusé du jeune Rimbaud. Il écope d’une lourde peine, et nous, les auditeurs, les spectateurs, nous ne pouvons qu’en prendre acte, avant d’être invités à rejoindre Verlaine, dans sa cellule.
On sait gré à la librettiste, de ne pas avoir donné dans le pamphlet. Quand tous les personnages rejoignent la salle où se jouent les quatre actes qui suivent, il n’est plus trop question de justice ou de causes, mais de présence. Invités à suivre les artistes, et disposés face à face, sur des gradins, les spectateurs de l’opéra se savent désormais partie prenante. Ils n’assistent pas vraiment à l’œuvre qu’on leur donne. Ils la vivent. Entre l’orchestre et le chœur, les yeux braqués sur Paul Verlaine… mais en se regardant, aussi, ce public est convoqué à rejoindre le silence du poète et à vivre, avec lui, ce qui s’apparente à une initiation.
Verlaine était déjà un grand poète en 1873. Mais la prison, sa déchéance et les pertes de repères, vont l’obliger à rejoindre ce qui le fonde depuis toujours.
Comme, hélas, un article ne peut tout dire, il me faut, désormais, resserrer le propos.
Dès le premier acte, un curieux dialogue, d’abord balbutiant, s’installe, entre le poète muet et une jeune soprano au dos « savamment » nu, en robe crème. Lui, c’est Frédéric Dussenne, un grand comédien, qui prend le risque d’un rôle muet, que la sobriété de son talent rend éloquent. Elle, c’est la soprano Clara Inglese, qui se taille la part du lion. Clara, pour qui Tsilogiannis a déjà beaucoup composé, figure, ici, la poésie. Son solo « De la musique avant toute chose », soutenu seulement à la harpe coupe le souffle. C’est dire que le souffle particulier de cette voix unique suffit, non à entrer dans le silence de Verlaine et du public, mais à l’habiter.
Évidemment, faire l’éloge de deux membres d’une troupe ne diminue pas les mérites des autres membres. Car on comprend, peu à peu, que le chœur, d’abord figure des bourgeois qui jugèrent Paul Verlaine, se transforme en ces voix multiples qui habitaient la conscience du poète. On comprend que son attachement au Christ, aussi sincère qu’il fût, fut subordonné à ce miracle de la poésie, présente même en sa prison. On comprend surtout, en notre temps de colère, que chacun peut choisir, entre la violence et le mystère poétique.
À tout cela nous auront invités un compositeur, une librettiste, un orchestre de jeunes musiciens, un chef débutant et solide, et l’art sobre de Jean-Louis Danvoye, metteur en scène, qui nous aura conduits à la silencieuse résurrection du poème.

 

Lucien Noullez

(article paru dans Francophonie vivante,

Revue trimestrielle de l’Association Charles Plisnier,

N°4 / décembre 2015

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